You are currently viewing La médecine du travail et la Grande Guerre (1898-1918)

La médecine du travail et la Grande Guerre (1898-1918)

La fin du XIXème siècle et la Première Guerre mondiale débouchent sur la reconnaissance des accidents du travail et les maladies professionnelles. C’est aussi la période du développement des visites d’embauche et des visites d’atelier. Le contexte reste cependant dominé par la pensée nataliste et la sélection.

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Après la lente mise en place du salariat, les obligations de l’employeur en terme de santé au travail et de protection sociale se précisent dans la période précédant la Première Guerre mondiale (1914-1918).

La montée en puissance de l’hygiène industrielle

Les travailleurs victimes d’un accident du travail sont indemnisés à partir des règles du droit civil : ils doivent démontrer une faute de l’employeur. La procédure est longue et coûteuse et elle aboutit peu souvent.

La législation préventive est très limitée : les enquêtes de voisinage à proximité des établissements insalubres., Certaines populations (mineurs, enfants, femmes) bénéficient progressivement de mesures de protection.

La loi de 1898 sur les accidents du travail est votée. Elle instaure une réparation forfaitaire limitée à la perte de salaire en contrepartie du dégagement de responsabilité de l’employeur et de l’empêchement des poursuites judiciaires. Les employeurs préfèrent augmenter les primes d’assurances plutôt qu’encourager la prévention. Le mouvement ouvrier est hostile à cette loi. Cependant, les assureurs créent un corps de médecins-contrôleurs des indemnités et financent des infirmeries d’usine, pour réduire le risque.

Alexandre Millerand crée en 1900 la Commission d’hygiène industrielle (CHI) auprès de la direction du travail du ministère. En 1905, un enseignement d’hygiène industrielle est créé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), qui est confiée à Frédéric-Louis Heim de Balsac. Un Institut d’hygiène industriel dédié aux questions d’assainissement des milieux de travail et à la prophylaxie des maladies professionnelles verra le jour en 1908, sous sa direction.

La reconnaissance des maladies professionnelles

Les maladies professionnelles sont exclues de la loi de 1898.

Le phosphorisme, à la suite des grèves des ouvriers des manufactures d’allumettes, a conduit au remplacement du phosphore blanc par le sesquisulfure de phosphore en 1897.

La fédération des peintres lutte contre le blanc de céruse qui contient du plomb. Une loi est proposée en 1902, dont l’adoption est retardée jusqu’en 1909 par les industriels et son application a enfin lieu en 1915.

Jules-Louis Breton propose en 1901 de suivre la législation suisse sur les maladies professionnelles. La CHI en 1903, dresse un inventaire des pathologies professionnelles indemnisables.

Le patronat fait valoir que :

  • Les causes des pathologies sont trop diffuses pour pouvoir être rattachées à coup sûr et exclusivement à la pratique d’un métier ;
  • Il n’existe pas de substitut abordable au produit incriminé.

En 1905, 3 projets de lois sur les maladies professionnelles sont rejetés.

Une visite médicale pour le personnel exposé à l’intoxication saturnine et les premiers services médicaux dans ces industries sont créés en 1909.

Enfin, en 1913, une liste réduite au minimum (saturnisme et hydrargyrisme) de maladies professionnelles est désormais indemnisée. Un décret d’application de 1913 prévoit des mesures préventives à l’égard des pathologies liées au plomb et au mercure, mais aussi à l’arsenic, au soufflage de verre, à la manipulation du linge sale, à l’emploi du ciment et au travail à l’air comprimé. Les maladies figurant sur une liste complémentaire peuvent être déclarées, mais sans ouvrir droit à indemnisation.

L’inspection médicale des usines d’armement

Le taylorisme se met en place dans les usines d’armement tandis que la main d’oeuvre est inexpérimentée (femmes, coloniaux, prisonniers) ou diminuée (blessés et mutilés de guerre).

Albert Thomas, ministre de l’armement en 1915, dote d’un service médical les poudreries et les arsenaux d’état et crée une inspection médicale des usines d’armement.

Un corps de surintendantes pour la main-d’oeuvre féminine est chargé de la lutte pour la natalité, la “défense de la race” (c’est à dire la surveillance de l’hygiène et des mœurs) et les chambres d’allaitement pour les mères ouvrières. Elles feront le lien entre les médecins d’usine et les assistantes sociales jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).

Un contrôle sanitaire des maladies infectieuses (en particulier la tuberculose) est organisé dans les ateliers et cantonnements. La crainte qu’une main d’oeuvre improvisée, surmenée par un travail industriel, ne soit surexposée aux maladies et la présence de travailleurs des colonies, auxquels on impute une forte prévalence de maladies vénériennes, conduit à la création de dispensaires réservés aux employés des usines d’armement. Le service des travailleurs coloniaux avant leur embarquement pour Marseille, impose des visites médicales et un tri à l’arrivée.

Une instruction de 1917 met en place une visite périodique des ateliers par les médecins des arsenaux et poudreries, accompagnés d’un officier, pour prévenir les risques de maladies professionnelles. Dans les usines privées, le médecin militaire du secteur effectue sa visite avec le contrôleur de la main d’oeuvre.

Dans l’usine de Gravanches, qui emploie 4000 personnes, la visite d’embauchage des femmes, qui sont majoritaires, écarte les malades et les “jugées trop faibles” et établit une fiche médicale et de capacités physiques pour l’orientation dans l’entreprise.

La visite d’embauche et la physiologie du travail

Jules Leclerc et Pierre Mazel théorisent en 1916 la visite d’embauche, la fiche individuelle et la volonté d’affecter rationnellement la main d’œuvre via la médecine. Ils essaient d’obtenir des ouvriers le “maximum de rendement immédiat, sans nuire à leur rendement ultérieur” , c’est à dire “sans atteindre la limite de leurs forces ni sans faire naître chez eux la fatigue et le surmenage” .

Alors que l’hygiène industrielle est soucieuse du contexte propre à chaque environnement de travail, la physiologie du travail a une approche scientiste qui vise à observer, d’un point de vue universel et repérable, tous les aspects de l’adaptation physiologique au travail, des régimes alimentaires à l’adaptation de l’outillage. Une Commission de physiologie et d’enquêtes sur le travail est installée au ministère en 1913.

La Première Guerre mondiale est un accélérateur de la maturation d’un modèle pour le médecin en milieu professionnel, expert soucieux de la productivité et des intérêts de l’employeur, et en même temps, hygiéniste au service de la santé ouvrière. La période de l’entre-deux-guerres verra la naissance de la médecine du travail et la reconnaissance des maladies professionnelles.

Philippe Casanova

Médecin spécialiste en médecine du travail et médecine légale.